Les contre-pouvoirs ont-ils encore du pouvoir ?
Fragilisés dans une société de plus en plus fragmentée, les contre-pouvoirs sont à la peine dans la plupart des sociétés libérales. Est-ce le signe d’un affaiblissement de la démocratie ? Pourtant, les corps intermédiaires sont aux fondements de nos démocraties modernes. Peuvent-ils encore aujourd’hui jouer leur rôle de contre-poids ?
« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », disait Montesquieu dans L’Esprit des lois. Face à une autorité établie, les contre-pouvoirs sont en effet des contre-feux essentiels dans nos démocraties, car ils permettent de réguler l’activité politique et économique en comblant un vide entre l’Etat et les citoyens, afin que ces derniers ne se retrouvent pas systématiquement dans « la situation du pot de terre contre le pot de fer ». Mais aujourd’hui, les corps intermédiaires institués (partis, syndicats, ONG…), tout comme les contre-pouvoirs de la société civile (associations, mouvements de protestation, lanceurs d’alerte…) sont de plus en plus contestés et apparaissent souvent comme de simples empêcheurs de tourner en rond. Comment leur redonner la vigueur nécessaire au bon fonctionnement démocratique de nos sociétés ?
La responsabilité de l’Etat
« Notre démocratie a besoin de contre-pouvoirs sinon elle se meurt », affirme avec raison Agnès Verdier Molinier. « Corps intermédiaires et contre-pouvoirs ne peuvent être présentés comme une accumulation d’empêchements au bon fonctionnement démocratique, ils ont toujours été et sont les fondements des démocraties modernes. Il ne faut pas rêver de démocratie sans contre-pouvoirs ou d’unité nationale sans débat ni opposition ». Pourtant, en France les corps intermédiaires sont en perte de vitesse. L’Etat est-il responsable de cet état de fait ? Il est clair que la force de l’exécutif et de l’administration centrale laisse peu de place à l’équilibre des pouvoirs et cela n’a fait qu’empirer depuis les crises successives qu’a dernièrement traversées notre pays. Menaces terroristes, crise sanitaire ont conduit l’Etat à déclarer l’état d’urgence et à prendre des mesures drastiques unilatérales, qui sont venues rompre l’équilibre des pouvoirs. Cela s’est d’ailleurs traduit par une grave crise institutionnelle et par une désaffection des urnes… jusqu’aux dernières législatives, qui permettront peut-être de rebattre les cartes en mettant un terme à la verticalité du pouvoir central.
Faiblesse des corps intermédiaires traditionnels
« Pour éviter les abus de pouvoir qui sont inhérents à l’exercice même du pouvoir, pour éviter toutes les formes de tyrannie dans la vie sociale, il est indispensable qu’il existe des contre-pouvoirs », rappelle Céline Spector, professeur de philosophie à la Sorbonne. Mais comment leur faire toute la place qu’ils méritent et de quoi dépendent leur vitalité et leur efficacité, quand tous les régulateurs institutionnels : Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour des Comptes, préfets… soit sont aux ordres, soit n’ont quasiment plus aucun pouvoir pour garantir notre liberté ?
Certes, les citoyens se plaignent, protestent, manifestent… mais ils n’agissent vraiment que rarement, espérant toujours que d’autres vont enfin monter au front. Les corps intermédiaires traditionnels semblent pourtant aujourd’hui sclérosés. C’est par exemple le cas des syndicats en France, où seuls 11 % des salariés sont syndiqués, contre 70 % dans les pays nordiques. Le syndicalisme français souffre de sa représentativité relative. Il est en effet difficile de demander à un salarié de se syndiquer, alors qu’il ne trouve aucun lien idéologique avec le syndicat en question. Selon un rapport du Défenseur des droits de 2019, les freins à l’engagement syndical ».
Atteints par une crise de légitimité dans des proportions proches de certaines institutions, les corps intermédiaires traditionnels sont aujourd’hui affaiblis dans leur autorité et leur efficacité. Alors, la société civile peut-elle prendre le relais et s’organiser en contre-pouvoirs plus efficaces ?
La place de la société civile
Plus qu’à la quantité de ses adhérents, l’efficacité d’un contre-pouvoir se mesure avant tout à l’intensité de leurs engagements, à leur capacité à révéler le réel, à saisir les médias, à créer des coalitions internationales. On le voit par exemple avec la force d’un mouvement comme #MeToo, qui au fil des années a eu un impact significatif contre la violence faite aux femmes dans des domaines comme le cinéma, l’arène politique, les médias… Autre exemple de contre-pouvoir civil efficace dans le domaine économique cette fois, l’Union fédérale des consommateurs (UFC), forte de plusieurs milliers de militants, qui est sur tous les fronts et qui est parvenue à faire sanctionner bien des dérives. Autres exemples encore de contre-pouvoirs qui fonctionnent, les AAI (autorités administratives indépendantes), comme l’AMF ou l’Arcom, qui ont été créées par la loi et qui sont aujourd’hui près d’une quarantaine en France, présentes dans tous les domaines. Les AAI ont toutes le même mode de fonctionnement. Elles sont constituées en équipes légères avec des professionnels pointus, venus parfois du secteur qu’ils contrôlent, et elles savent très bien médiatiser leurs actions. Car rien ne sert de contrer, si ce n’est pas pour obtenir d’effet mesurable et visible !
Pour Pierre Rosanvallon, les contre-pouvoirs de la société civile se rangent en trois catégories : « la surveillance, l’empêchement (le blocage des décisions), et le jugement (le recours aux tribunaux). Cette contre-démocratie, explique-t-il, fait système avec les pouvoirs institutionnels. Elle les affaiblit, mais en même temps les préserve : ne prétendant ni les renverser, ni les remplacer, elle leur accorde une reconnaissance implicite ».
Du bon usage des contre-pouvoirs
La contre-démocratie est une force nécessaire et positive, mais elle présente aussi des dérives : elle ne porte plus de grand projet collectif et se réduit le plus souvent à un instrument au service du consumérisme politique ou des corporatismes. « Les mécontents ont remplacé les rebelles, l’intérêt catégoriel a remplacé l’exigence morale. En même temps, l’action critique des contre-pouvoirs contre les instances représentatives donne prise aux discours populistes ». L’auteur suggère plusieurs pistes pour « repolitiser la démocratie ». Comment faire en sorte que l’intérêt catégoriel ne prenne pas le dessus ? Et comment redonner toute la vigueur qu’ils méritent aux-contre-pouvoirs pour éviter la ruine de la démocratie ? Réponse le 27 août lors du débat « Les contre-pouvoirs ont-ils encore du pouvoir ? ».