« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrivait Paul Valéry en 1919 dans La Crise de l’esprit. Et si la pandémie qui frappe le monde entier modifiait en profondeur l’échiquier géopolitique ? Le Covid-19 signe-t-il la fin du monde occidental, et la suprématie de la Chine ? Quel rôle pourra encore jouer l’Europe dans ce « monde d’après » et quelle place pour la France ? La plupart des grandes crises mondiales bouleversent les rapports de force. Elles créent une rupture qui instaure un « avant » et un « après », toute la question est de savoir si le monde d’après sera pire ou meilleur que celui d’avant ?

Comme l’écrit Roselyne Bachelot dans sa préface du dernier livre de Pascal Boniface, Géopolitique du Covid-19, « la pandémie a bouleversé notre lecture du monde et notre évaluation des rapports de force entre les nations et les blocs d’alliance » et de se demander si la France et avec elle l’ensemble des pays occidentaux n’ont pas « péché par arrogance, trop sûrs des performances de leurs systèmes sanitaires » et si nous allons ou pas savoir « réinventer un nouveau multilatéralisme » ?

Il est clair que cette crise sans précédent, qui a laissé le monde entier en état de sidération, induit de grands bouleversements géopolitiques avec lesquels nous allons devoir composer. Une fois de plus l’ensemble des gouvernants du monde ont été pris de court, toute la question est désormais de savoir s’ils sauront tirer les leçons de cette épreuve planétaire et s’adapter à la nouvelle donne.

Un Occident démuni

Le monde occidental, Etats-Unis en tête, s’est montré bien démuni face à la pandémie. Personne n’a oublié les images d’hôpitaux surpeuplés, de morgues improvisées, de soignants débordés et exténués ou encore les attitudes de déni pour le moins surprenantes de certains dirigeants, Donald Trump le premier. Pour Pascal Boniface, il est clair que « la domination occidentale est révolue », même si l’Occident a continué de se penser comme le centre du monde. Pourtant, l’épidémie de Covid-19 a cristallisé la perception de nos faiblesses et montrer que désormais face à des défis mondiaux comme cette pandémie, les solutions ne pourront être que multilatérales.

Il est clair que l’ordre international bâti au lendemain de la deuxième guerre mondiale, autour du leadership des Etats-Unis, n’est plus adapté à la réalité des rapports de force du XXIe siècle. Il était déjà fragile avant la crise du coronavirus, cette dernière n’a fait qu’en accentuer les failles. Il suffit pour s’en convaincre de voir les hésitations et les atermoiements de l’OMS, ou encore la paralysie du Conseil de sécurité tout au long de cette crise.

La Chine a-t-elle déjà gagné ?

Face à cette faiblesse occidentale, la Chine a-t-elle gagné ? Crise, en chinois, signifie à la fois danger et opportunité. La crise du Covid n’est-elle pas en fait un accélérateur de la montée en puissance de l’Empire du milieu ? Non seulement, la Chine a vaincu l’épidémie plus vite que tous les autres pays (pour peu toutefois que l’on puisse se fier aux chiffres communiqués officiellement), mais elle semble aussi sortir plus forte de cet épisode et entend visiblement poursuivre sa marche vers la première place mondiale, en déployant notamment « une politique tous azimuts d’aide largement portée à la connaissance du public ». De bouc émissaire à l’origine de la pandémie, la Chine est devenue en quelque sorte « médecin du monde » en expédiant partout ses masques et ses médecins. Certes, la Chine a commencé par s’imposer des restrictions drastiques qui, dans un premier temps, ont largement amputé sa croissance, mais elle a récupéré bien plus vite que les autres et au gré de la crise, les ambitions technologiques chinoises ont-elles-aussi été réaffirmées.

A l’occasion de la crise, les Etats-Unis – comme l’Union européenne – ont réalisé le degré de dépendance auquel ils étaient tombés vis-à-vis de la Chine et pour les Chinois, comme le souligne le spécialiste de politique internationale Thomas Wright, « l’absence remarquée de leadership américain dans la gestion de cette crise (en tout cas avant l’arrivée de Joe Biden), par opposition à la crise financière de 2008, a été conçue comme une occasion de supplanter Washington dans ce rôle ».

Loin d’apaiser les relations transpacifiques, la crise étend la rivalité sino-américaine sur d’autres plans : médical, sanitaire et politique et la détérioration des relations entre les deux pays, entamée bien avant la pandémie, va sans aucun doute se poursuivre en dépit de la double dépendance sino -américaine. En effet, « la Chine a besoin de l’accès au marché américain pour poursuivre sa croissance et les Américains ont besoin des produits bon marché chinois pour maintenir leur soif inextinguible de consommation ». Le duel que se livrent les deux géants pour la suprématie mondiale sera certainement l’un des grands défis stratégiques des années à venir et pour beaucoup d’observateurs, la question n’est d’ailleurs pas de savoir si la Chine va surpasser les Etats-Unis, mais quand.

Que deviennent les BRICS ?

En dehors de la Chine, qui semble donc tirer remarquablement son épingle du jeu, que deviennent les autres grands émergents à l’aune de la pandémie ? En vingt ans, les BRICS étaient devenus des acteurs géopolitiques majeurs, le virus aura-t-il raison de leur croissance et surtout de leur unité ?

L’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil et dans une moindre mesure la Russie, tous ont dû faire face à des vagues épidémiques dévastatrices et à l’émergence de variants dangereux qui mettent en péril leurs systèmes de santé et leurs économies. Les images des fosses communes de Sao Paulo ou des Indiens mourants devant les hôpitaux faute de trouver de l’oxygène hantent aujourd’hui tous les esprits. Tous les indices sont au rouge. L’Inde fait face à un effondrement catastrophique qui ne fait que creuser les inégalités dans ce pays, qui regroupait en 2015 le quart de la pauvreté mondiale. La Russie quant à elle est très affectée par la baisse drastique de la demande mondiale de gaz et en proie à des tensions géopolitiques majeures (cf. l’affaire Navalny) sans compter la baisse préoccupante de sa population active. L’Afrique du Sud, pays africain le plus touché par la pandémie, a dû faire face à une chute brutale de son PIB, suite aux mesures sanitaires prises par le gouvernement. La crise économique ne fait ainsi qu’aviver les tensions sociales et génère un surcroît d’insécurité. Le Brésil enfin, en raison des incohérences de la politique de Jair Bolsonaro, fait face à une crise sanitaire sans précédent et à une forte dégradation du marché du travail avec là aussi une augmentation de la pauvreté. Comment tout cela affectera-t-il, l’unité des BRICS, seul l’avenir le dira, même si Xi Jinping les exhorte à renforcer leur solidarité et à sauvegarder le multilatéralisme.

Et l’Europe dans tout cela ?

Si au départ l’Europe s’est montrée très désarmée et désunie face à l’assaut du coronavirus, et que l’égoïsme des Etats et le retour des frontières ont mis en péril l’espace Schengen et le marché unique, elle a heureusement su se ressaisir avec la mise en place d’une politique vaccinale commune (en dépit de certains retards à l’allumage) et la conclusion d’un plan de relance exceptionnel.

La crise semble avoir démontré aux Européens les limites du nationalisme économique et l’importance de l’Union pour continuer de peser sur la scène internationale. Mais l’Europe a aussi compris avec cette crise et les pénuries qu’elle a entraînées, l’importance de retrouver plus de souveraineté et de se reconstruire sur le plan économique et industriel en relocalisant des pans stratégiques de production.

L’Europe doit aussi retrouver avec la lutte contre le réchauffement climatique, qui sera le plus grand défi du siècle, le goût de la conquête et du progrès, mais pour cela plus que jamais il lui faudra parler d’une même voix.

Vers quel nouvel ordre mondial ?

Au total, la crise du Covid-19 signera-t-elle la fin de la mondialisation et du multilatéralisme. Pour la majorité des observateurs, la réponse est non, même si, aujourd’hui, le multilatéralisme est sous pression en raison notamment de l’absence d’institutions internationales suffisamment puissantes pour bien le gérer. Et quoi qu’il en soit, tous les pays vont désormais devoir se préparer à entrer dans une nouvelle ère car, comme l’affirme Henry Kissinger : « la pandémie de coronavirus, modifiera à jamais l’ordre mondial ». Selon lui, les bouleversements politiques et économiques que la pandémie provoque pourraient même être sensibles durant plusieurs générations. Il incite ainsi tous les Etats à mettre au point ensemble des nouvelles technologies de contrôle des pandémies et à « panser ensuite les blessures de l’économie mondiale ». Il appelle aussi les démocraties du monde à « défendre et préserver les valeurs qu’elles ont héritées des Lumières ».

Après la pandémie liée au coronavirus : un nouvel ordre mondial est donc à réinventer, oui mais lequel ? Plus d’un an après le début de la pandémie, quel est le nouvel équilibre des forces ? La Chine ressort-elle plus forte avec une puissance industrielle qui tourne à plein régime et se déployant partout en Asie ? Comment se positionneront la Russie et les Etats-Unis forts de leurs réussites vaccinales ? Que sont devenus les BRICS conquérants d’il y a vingt ans ? Comment l’Afrique et l’Inde sortent-elles de l’épreuve de la Covid-19 ? L’Indopacifique est-elle le nouveau cœur des pouvoirs ? l’isolationnisme l’a-t-il emporté face au multilatéralisme ? Après le Brexit et la pandémie, l’UE a-t-elle encore les moyens de ses ambitions pour s’affirmer comme puissance souveraine ? Des réponses à toutes ces questions le 2 juin prochain lors de la REF « La nouvelle guerre des mondes » animée par Ulysse Gosset.