Savoir, c’est pouvoir ?

« Scientia potentia est », cette affirmation généralement attribuée à Francis Bacon montre que dès le seizième siècle, et sans doute bien avant, on a considéré que « le savoir, c’est le pouvoir ». Dans nos sociétés de la connaissance, le savoir est devenu non seulement un élément de productivité économique, mais aussi un élément de légitimation des décisions politiques. Pour autant, le savoir tel qu’il était transmis auparavant, s’accompagne de plus en plus d’un savoir partagé, transmis via les réseaux sociaux, qui confère à ses promoteurs un nouveau pouvoir. L’expertise est désormais concurrencée, délinéarisée. Est-elle un nouveau contre-pouvoir ? Comment le contrôle et l’accès au savoir façonnent-ils les relations de pouvoir ?

Savoir et pouvoir

On oppose souvent deux types de savoirs, par rapport au pouvoir qu’ils donnent ou ne donnent pas. D’un côté, il y a le savoir désintéressé, qui ne vise qu’à mieux comprendre le monde qui nous entoure et à parfaire sa culture. Ce savoir « pur », désintéressé, a pour objectif principal de satisfaire notre curiosité intellectuelle. De l’autre côté, il y a les savoir-faire, qui allient la pratique à la théorie et qui confèrent des capacités, donc des pouvoirs, à ceux qui les possèdent. Mais la distinction est-elle aussi simple ? Platon, avec son concept du philosophe-roi, distinguait déjà trois catégories d’individus en fonction de l’élément qui domine en eux, le désir, le courage ou la raison. Pour lui, seule cette dernière, par le savoir et la sagesse qu’elle confère, a la faculté d’exercer le pouvoir et de diriger. On retrouve cette même relation entre savoir et pouvoir chez Auguste Comte, Dumézil ou Bourdieu, qui constatent que « seul le savant est capable d’établir scientifiquement la réalité, sur laquelle il pourra ensuite s’appuyer pour son action politique ». Ce qui conduit à « l’élitisme des intellectuels et à la soumission des masses ». Faut-il pour autant réduire le savoir à un instrument de domination ?

De la société industrielle à la société de la connaissance

Les formes de savoir que la science et la technologie mettent aujourd’hui à notre disposition accroissent nos possibilités d’action, notamment dans la sphère économique. Le savoir devient la dimension principale du processus de production de biens et de services. Désormais, l’esprit compte davantage que les bras ou les machines, ce qui offrent d’énormes avantages concurrentiels aux sociétés les plus avancées et les mieux éduquées.

Le problème est qu’un même savoir n’est pas mis à la disposition de tous, même si les TIC en rendent l’accès plus facile. D’une part, tous les individus n’ont hélas pas les mêmes capacités et facilités pour acquérir et assimiler de nouvelles compétences, d’autre part, comme le redoutait Marshall Macluhan, « ceux qui possèdent le pouvoir optent plus souvent pour la concentration du savoir plutôt que pour sa diffusion ».

« Même sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave », écrivait Condorcet. Certes, les choses ont beaucoup évolué et, grâce à l’école et à Internet, les gens sont désormais de plus en plus instruits, mais ce sont toujours les enfants de l’élite sociale qui ont accès aux meilleures écoles et formations, facilitant ainsi leur futur accès au pouvoir. Pour faire bouger les lignes, il est donc urgent de réformer notre système éducatif et de rendre l’éducation plus innovante et plus inclusive. En dépit des discours vantant l’égalité des chances, le modèle de notre École reste fondé sur les trois fondamentaux fétiches que sont « lire, écrire, compter » et sur la compétition entre individus. Beaucoup d’apprentissages essentiels n’ont qu’une place subsidiaire ou sont formellement absents, ainsi tout ce qui est du ressort de la main et du corps reste très fortement infériorisé. Bien sûr, un usage bien compris des TIC, voire de l’intelligence artificielle, pourra aider à réduire ce fossé, mais quand on sait qu’au niveau mondial 244 millions d’enfants âgés de 6 à 18 ans ne sont pas scolarisés, dont 118,5 millions de filles, on voit le chemin qu’il reste à faire.

Qui plus est l’école peut-elle aujourd’hui encore se présenter comme le seul « Temple du Savoir » ?

Opportunités et dangers des réseaux sociaux

En popularisant le concept de société de la connaissance, Peter Drucker a mis en évidence les enjeux majeurs de la transmission des savoirs. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus un moyen croissant de diffusion des connaissances. Ils offrent la possibilité de toucher des communautés très larges. L’usage des réseaux sociaux pour se former et s’informer est en croissance continue en France. Devenus un véritable phénomène de société, les réseaux sociaux ne sont pas dénués d’avantages : ils participent à la démocratisation de l’éducation ; Ils permettent de garder un œil ouvert sur la situation mondiale ; ils entraînent une prise de conscience collective face aux abus du pouvoir et peuvent de ce fait constituer un puissant contre-pouvoir.

Mais ils sont hélas aussi vecteurs de fausses informations, de contre-vérités et de théories du complot qui remettent en cause les savoirs fondamentaux et peuvent représenter des menaces pour nos démocraties et des incitations à la violence. On a vu par exemple le rôle des réseaux dans l’assaut du Capitole après l’élection de Joe Biden. Ces dangers conduisent certains observateurs à voir dans les réseaux une arme de destruction massive. « L’Internet représente une menace pour ceux qui savent et qui décident. Parce qu’il donne accès au savoir autrement que par le cursus hiérarchique », affirme Jacques Attali. Or, on sait les difficultés à lutter contre les fake news et la désinformation, d’où la nécessité de repenser l’usage des réseaux et de développer le discernement critique dès l’école.

L’intelligence artificielle va-t-elle rebattre les cartes ?

Le XXIe siècle verra la plus grande révolution technologique que le monde n’ait jamais connue avec l’avènement de l’Intelligence artificielle. Pour Paola Fabiani, présidente de Wisecom, « toutes nos certitudes seront alors battues en brèche. Dans moins de cinq ans, la part du travail humain effectuée par les robots passera de 10 à 25 %. Qu’en sera-t-il en 2050 ? Pour la première fois de notre histoire, le savoir n’est plus le pouvoir ». Pour elle, face à ces bouleversements, « une seule planche de salut : le talent ».  En plus de diffuser les savoirs, il appartiendra donc à l’école de tout mettre en œuvre pour permettre à tous les talents de s’exprimer et de s’épanouir.

Alors, quelles sont aujourd’hui les relations entre savoir et pouvoir ? Le savoir est-il toujours une composante importante du pouvoir et le restera-t-il ? Réponse le 27 août prochain lors du débat « Savoir, c’est pouvoir ? ».