Le vrai pouvoir des marchés

« Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne ». Ces mots prononcés lors du discours du Bourget par François Hollande (janvier 2012) n’ont jamais été autant d’actualité. L’histoire récente montre qu’à chaque fois que les partis extrêmes ont voulu renverser la table, en indiquant par exemple vouloir tourner le dos aux institutions et/ou aux créanciers, ils ont été rappelés à un principe de réalité, dicté par les marchés. Les spreads font-ils la loi ?  Et quelle est la véritable emprise des marchés sur le politique ?

L’économie de marché : un modèle universel

Alors que dans de nombreux pays s’opposent avec une rare violence, partisans et détracteurs de l’économie de marché, cette dernière est aujourd’hui une réalité universelle sans concurrence. Même les rares pays qui se réclament encore du communisme, Chine en tête, sont convertis. C’est sans aucun doute ce qui, au fil des ans, a permis à un nombre grandissant d’êtres humains de sortir de la pauvreté et de bénéficier de la croissance.

Mais ce succès de l’économie de marché est souvent mal ressenti par les opinions publiques, car il conduit les entreprises à délocaliser leurs productions dans les économies émergentes pour bénéficier de coûts de production plus faibles, et de ce fait à détruire des emplois dans les pays les plus riches. Quant à la puissance publique, elle se voit souvent contrainte de déréglementer et de réformer pour permettre le libre jeu de la concurrence. En période de tension et de crise économique, cela conduit inéluctablement à un repli sur soi et à des tentations isolationnistes et protectionnistes de la part des opinions publiques, avec les résultats que l’on connaît : montée des populismes et progression des extrêmes. Pour autant, les Etats sont-ils condamnés à l’impuissance ?

Etats vs marchés

La question des relations entre politique et marchés interroge. Pour les uns, les marchés doivent être soumis au pouvoir politique, seul garant de l’intérêt général. Pour les autres, ils doivent disposer de libertés suffisantes pour fonctionner de façon optimale. Avant l’essor des marchés, les relations économiques étaient largement dans la main du pouvoir politique. Le marché a permis de libérer les acteurs économiques de cet assujettissement. La liberté économique est allée de pair avec la liberté politique. « La transition vers l’économie de marché a été longue, difficile et douloureuse, mais elle a permis un accroissement du niveau de vie sans précédent dans l’histoire », notait, en 2020, Denis Kessler, ancien vice-président du MEDEF, citant l’économiste Angus Deaton. Mais les crises économiques ont aussi conduit les États à intervenir de plus en plus significativement sur les marchés et le pouvoir politique dispose de toute une série de moyens pour agir sur eux lorsqu’il considère que leur fonctionnement ne correspond pas à ses attentes. Au nom de l’intérêt général, il peut légiférer, subventionner, nationaliser… Certes la régulation de l’Etat est nécessaire pour éviter qu’oligarques et oligopoles ne dictent leurs propres lois, mais trop de régulation serait tout aussi nocif. C’est la raison pour laquelle les marchés réagissent immédiatement s’ils considèrent qu’une nouvelle donne politique pourrait leur nuire et entraver les échanges.

Pour autant, le marché a-t-il vraiment du pouvoir ? Pour Denis Kessler, « si le marché a du pouvoir, cela signifie qu’il ne fonctionne pas correctement. Pour qu’il produise tous ses effets bénéfiques, il ne doit intrinsèquement pas avoir de pouvoir ! » D’où l’importance, selon lui, d’un marché « atomisé », avec beaucoup de producteurs et de consommateurs, sans monopole ou oligopole, et d’où l’importance d’assurer une concurrence loyale, ce qui relève une fois encore du régalien. Comme dans le sport, la concurrence est un stimulant qui incite les entreprises à se dépasser, favorisant ainsi l’innovation, la diversité de l’offre et des prix attractifs pour les consommateurs.

Entre marché et Etat, un cercle vertueux doit donc fonctionner, mais cela implique que le marché soit et reste ouvert. « Les marchés fonctionnent d’autant mieux, soulignait encore Denis Kessler, s’ils opèrent dans un cadre politique démocratique. Une hypertrophie de la sphère publique limite l’efficacité des marchés. Inversement, une sphère publique insuffisante et inefficace a également un effet négatif sur leur bon fonctionnement ».

Si le marché n’a intrinsèquement pas de réel pouvoir, en revanche, certains de ses acteurs ont une puissance telle qu’ils peuvent influer sur les pouvoirs publics pour que ces derniers prennent des mesures favorables à leurs intérêts particuliers. Certains acteurs du marché ont en effet atteint une taille telle que leur pouvoir économique et financier peut dépasser celui des Etats. C’est notamment le cas des GAFAS, d’où l’importance pour les Etats de s’accorder pour mettre en place des réglementations internationales à même de contrôler leur puissance.

L’économie de marché impose également aux Etats d’être compétitifs, car ils se retrouvent eux-mêmes en concurrence, ce qui les oblige à mettre en œuvre des réformes structurelles souvent mal comprises de l’opinion publique… il suffit de voir en France l’éternel débat autour de la question des retraites. Mal vécues par une partie significative de la population, ces réformes et leurs conséquences, ont été imputées à l’exigence des marchés, avec en réaction un rejet de l’Europe et de la mondialisation et un retour en force du populisme. « Les marchés sont devenus les boucs-émissaires des difficultés que les pays en mal de réforme peuvent rencontrer ».

Le poids de la dette et des marchés financiers

La fuite en avant des déficits budgétaires et le gonflement de la dette publique, financée par des investisseurs nationaux et étrangers, contribuent également à l’augmentation du pouvoir des marchés financiers vis-à-vis des Etats. Si les marchés financiers perdent la confiance et que les prêteurs cessent de prêter, un Etat peut en effet se retrouver en faillite ou à tout le moins nécessiter l’intervention du FMI qui imposera en échange des réformes structurelles drastiques. On se souvient du cas de la Grèce. Ces mouvements de marché négatifs peuvent se traduire par une forte augmentation des taux d’intérêt, une chute de la bourse, une contraction des investissements, etc. Ces réactions des marchés financiers conduisent certaines forces politiques à considérer que ce sont eux qui ont le pouvoir. Mais n’est-il pas normal que les marchés et les investisseurs réagissent à ce qui pourrait leur nuire ? Les gouvernants n’accusent-ils pas les marchés afin d’éviter de reconnaître leurs propres erreurs ? La confiance en un État et en sa politique économique ne se décrète pas, elle se mérite.

Alors que traditionnellement l’État surveillait les marchés, leur fonctionnement et leur évolution, ce sont désormais les États qui sont surveillés ! Un dérapage des finances publiques, une erreur de politique économique, une instabilité politique… entraînent des réactions de plus en plus vives et immédiates des marchés de plus en plus sensibles à la chose publique. Ils jouent désormais un rôle de contrôle renforcé sur les gouvernements et les administrations.

Les opinions sont partagées sur ce nouveau rôle des marchés. Certaines s’en réjouissent, d’autres, au contraire, le regrettent, car selon elles, « la politique d’un pays ne doit pas se faire à la corbeille ».  La relation entre le politique et l’économique est l’une des questions les plus complexes qui soit. Les relations État-marché ne sont jamais stables mais toujours en évolution. État et marché sont entrés dans une ère d’interactions multiples dynamiques. Comment faire pour que ces interactions soient créatrices de valeurs pour la collectivité tout entière et pour que le pouvoir de l’un ne vienne pas empêcher l’autre de fonctionner efficacement ? Réponse le 26 août lors de la conversation « Le vrai pouvoir des marchés ».