« L’Europe se fera dans les crises et sera la somme des solutions apportées à ces crises », disait Jean Monnet. L’heure est sans doute venue de voir s’il avait raison. Aujourd’hui, l’Union européenne est à l’épreuve, ébranlée, par le Brexit, par les flux migratoires, par les tensions nationalistes qui émergent un peu partout, et surtout par la crise inédite de la pandémie de Covid-19 à laquelle elle n’a pas su d’emblée réagir de manière unie et satisfaisante. Face à tous les défis auxquels elle doit faire face, comment l’Union Européenne peut-elle s’en sortir pour peser plus lourd sur la scène internationale et pour devenir plus forte et plus souveraine, comme le souhaitent trois Européens sur quatre selon la récente étude menée par Ipsos pour la Fondation Jean Jaurès et la Fondation Friedrich Ebert.
Dès juillet 2019, Ursula von der Leyen qualifiait la Commission européenne qu’elle allait présider de « géopolitique », soulignant la nécessité pour l’Union européenne d’agir à l’échelle mondiale. Deux ans plus tard, les contours de la politique de puissance de l’Europe restent très flous dans un contexte de crise internationale qui menace notamment les démocraties. Cette situation a entraîné un regain d’intérêt atour du concept de souveraineté européenne et de l’urgence de la renforcer pour que l’Union trouve toute sa place dans le concert des superpuissances. Mais comment définir la souveraineté européenne ?
Vous avez dit souveraineté ?
Il est clair que la référence à la souveraineté européenne est de plus en plus présente dans le discours politique européen. Emmanuel Macron avait frappé fort dès 2017 avec son discours de la Sorbonne, lançant l’ambition d’une « souveraineté européenne » dont il donnait les clés : la défense, la protection des frontières, la politique étrangère, l’écologie, le numérique, l’économie (avec l’industrie et la monnaie). Ce concept de souveraineté, même s’il est très diversement apprécié selon les pays, apparaît aujourd’hui comme la meilleure manière de répondre aux défis globaux auxquels l’Europe est confrontée, de la menace terroriste à la transition écologique en passant bien sûr par les risques sanitaires. La majorité des Européens semblent avoir compris que ces problèmes ne pourraient être résolus au seul plan national, mais exigeaient au contraire une collaboration plus étroite entre tous les Etats-membres. Mais la route reste longue car, toujours selon cette étude Ipsos, seuls 51 des Européens considèrent aujourd’hui que l’Europe est souveraine et seulement 36 % des Français.
Comment faire alors pour progresser vers plus de souveraineté ? Quels sont les obstacles à surmonter ? Et comment regagner notre autonomie dans un monde de plus en plus dangereux ? Aux yeux des Européens, ce qui freine aujourd’hui le plus la mise en place de davantage de souveraineté européenne, n’est pas la réticence des populations, mais d’une part le fait que certains pays européens soient conduits par des dirigeants nationalistes, et d’autre part la pression d’un certain nombre de pays étrangers qui n’ont pas intérêt à voir émerger une Europe forte.
Pour que l’Europe soit davantage souveraine, les sondés ont répondu que les priorités devaient être une « économie prospère », « une politique de sécurité et de défense commune » et « garantir la production européenne dans des domaines stratégiques telles que l’alimentation ou la santé ».
Malgré les divergences au sein de l’Union, la puissance européenne est toutefois d’ores et déjà une réalité, notamment sur le plan économique ou sur celui des normes. Les choses sont plus délicates lorsqu’il s’agit de diplomatie ou de défense et c’est sans doute en ces domaines que l’Europe devra redoubler d’efforts, notamment vis-à-vis de la Russie et de la Chine. En revanche, avec d’autres régions du monde, l’Europe peut peser lourd et pas seulement via des accords commerciaux. On peut dire par exemple que la relation avec l’Afrique est cruciale.
Quelle place pour l’Europe en Afrique ?
Depuis l’an 2000, l’Europe a perdu la moitié des parts de marché qu’elle détenait en Afrique au profit des pays émergents, Chine en tête. Les défis sécuritaires et le traitement des réfugiés ont fortement divisé les Etats membres et la crise économique de 2008 a entraîné « l’accentuation des inerties des partenariats de l’Europe avec les ensembles africains ». Le Brexit aggrave encore les choses en diminuant la capacité de l’Union européenne en matière d’aide au développement des pays africains. Qui plus est, le Royaume-Uni pourrait être tenté de faire cavalier seul et de marquer son retour en Afrique, où il possède des intérêts bien implantés, notamment dans les pays anglophones.
Dans ce contexte, la pandémie a marqué la nécessité d’un partenariat renforcé entre l’Union et l’Afrique et l’année 2021 marquera sans doute le renouvellement d’une stratégie commune entre les deux. En janvier dernier, la Commission européenne a ainsi adopté une position précisant la relation future entre Europe et Afrique, en déclarant notamment que « l’Europe et l’Afrique doivent s’affranchir de la relation donateur-bénéficiaire ». Cette relation doit notamment s’appuyer sur cinq piliers : la transition verte et l’accès à l’énergie ; la transformation numérique ; une croissance et des emplois durables ; la paix et la gouvernance ; les migrations et la mobilité. Le prochain plan périodique de la stratégie commune est placé sous le signe du développement durable, en accord avec le Pacte vert pour l’Europe. L’Afrique offre en effet d’énormes opportunités de partenariats du fait notamment de la montée en puissance des classes moyennes et des besoins immenses de ses populations. N’oublions pas qu’à l’horizon 2050, la population mondiale devrait croitre de 30 % et que c’est précisément en Afrique que la progression sera la plus importante, avec en corollaire la délicate question de la gestion des flux migratoire, mais aussi de l’accès à l’eau, de l’éducation, de l’emploi ou encore de la gestion des ressources naturelles. Sans parler des infrastructures dont l’Afrique manque cruellement. Autant de domaines où l’UE a indubitablement un rôle à jouer, ce qui fait dire à certains que « le futur de l’Europe se joue en Afrique ».
Le plan de relance européen, un virage historique
Étant donné l’ampleur de la crise, l’UE devait envoyer un signal fort de solidarité. C’est chose faite avec le plan de relance européen de 750 milliards d’euros. Il a montré que l’Europe était capable de s’unir pour sortir renforcée de la crise. 37 % des fonds, soit environ 277 milliards d’euros, seront affectés à la transition écologique. D’ici à 2030, les émissions de gaz à effet de serre devront être réduites d’au moins 55 % par rapport à leur niveau de 1990. « Par cet engagement fort, l’UE ne s’affirme pas seulement comme un acteur économique majeur du « monde de l’après-Covid », mais aussi comme une puissance aux avant-postes de la lutte contre le changement climatique ». Il en ressort l’image d’une Europe unie face aux grands défis et d’une Europe puissance durable modèle.
Europe et diplomatie vaccinale
Autre exemple de solidarité européenne : la stratégie vaccinale, en dépit de débuts difficiles. En proie à la pandémie, les puissances occidentales ont redoublé d’efforts pour trouver des vaccins et ensuite pour en assurer l’approvisionnement. L’Europe se situe dans le quatuor de tête quant au pourcentage de populations vaccinées, pourtant tout cela s’est fait avec beaucoup d’hésitations et d’atermoiements, montrant en ce domaine aussi que l’Union avait encore des progrès à faire. Même si elle est bien placée, l’Europe continue également d’accuser un retard notable avec des pays comme Israël, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis. En revanche, l’Europe a très vite adhéré à un mécanisme de solidarité mondiale quant à la distribution de vaccins, Ursula Von der Leyen considérant à juste titre que « l’Europe sera à l’abri quand le monde sera à l’abri ». L’Union européenne est ainsi le deuxième plus gros donateur du mécanisme Covax, qui permet de distribuer des vaccins aux 92 pays les plus pauvres, derrière les USA. Elle s’est également dite ouverte à la question de la levée des brevets, qui devrait être débattue au sein de l’OMC.
La puissance européenne : incantation ou réalité ? On le voit, les exemples ne manquent pas où l’Europe sait affirmer sa puissance. Pour autant, sur la scène internationale est-elle devenue une vraie puissance ou n’est-elle encore qu’un « tigre de papier », qui ne sait qu’opposer des rapports ou des blâmes aux exactions commisses par certains, dernier exemple en date le détournement d’un avion de ligne par la Biélorussie ? Comment l’Europe peut-elle renforcer son « autonomie stratégique » pour peser plus lourd dans la reconfiguration politique mondiale ? Les atouts européens ne manquent pas, mais les Européens sont parfois tiraillés entre solidarité européenne et volonté de reprendre leur destin national en main, comme l’a fait le Royaume-Uni. Face aux économies-continents comme la Russie et à la Chine, face à ses responsabilités vis-à-vis de l’Afrique et face à une relation transatlantique à réinventer, quel chemin l’Europe peut-elle prendre ? Une Europe puissance et souveraine : un rêve ou une ambition réaliste ? Réponses le 2 juin prochain lors du débat « L’Europe face au reste du monde : combien de divisions ? »